Le 13 janvier dernier nous avons organisé la projection du documentaire « Ils ont changé le monde – les Arabes » de Cristina TREBBI où le rôle crucial joué par la civilisation arabo-musulmane en termes de transmission et de développement du savoir au niveau des sciences telles que la médecine, l’astronomie, les mathématiques, la pharmacologie, etc et de la culture ont été mis en avant.
Le documentaire dressait un tableau complet de l’expansion de la civilisation arabo-musulmane, des tribus arabes nomades depuis la péninsule arabique, de Bagdad à Cordoue, de l’époque abbasside à l’époque andalouse, la civilisation arabe a rayonné dans le monde.
Les projections de ce type de documentaires qui ont lieu au sein du Centre culturel arabe en Pays de Liège sont toujours ponctuées par un débat, par des questions formulées par les participants. L’une des questions qui a été formulée de manière récurrente au cours des échanges qu’a engendré cette projection documentaire est : « Qu’est-ce qui explique le déclin de la science dans la civilisation arabo-islamique, alors que les Arabes ont été à l’apogée du développement culturel et scientifique? »
Via cette interview du Professeur Ahmed Djebbar, mathématicien et historien des sciences, professeur émérite à l’université de Lille, ce dernier répond de manière très précise à cette question :
La taille de l’Empire et les attaques commerciales
« Il n’ y a pas de réponse exacte, mais seulement des hypothèses », explique le professeur. « Il y a des facteurs externes et internes. Au niveau des facteurs externes, il y a la taille de l’empire arabo-musulman qui va devenir dominateur sur le plan militaire, scientifique et philosophique. Le monde extérieur va le savoir. L’empire arabe va commencer à être attaqué, pour des raisons philosophiques, idéologiques et économiques. » Selon Ahmed Djebbar, on ignore souvent ces raisons économiques. « Les conséquences des attaques économiques ont parfois plus de répercussions comparé aux attaques militaires. En l’occurence les grandes offensives commerciales ont abouti à la destruction du monopole du commerce méditerranéen musulman ». Des attaques qui provenaient de villes pacifiques telles que Venise, Gênes ou encore Florence.
Le deuxième facteur externe est « l’immensité du territoire. Cette force du territoire de l’empire arabe au 9e, 10e et 11e siècle, est devenue une faiblesse, dans la mesure où elle a été conjuguée avec un facteur interne, en particulier l’atomisation du pouvoir politique. Même s’il y a toujours unité au niveau du commerce et des idéologies au sens large. Cette atomisation va affaiblir les parties fragiles de l’empire telles que les frontières ou encore les ‘marches supérieures’, comme l’Andalousie. »
Essor de l’Europe et de la Chine
Toujours au rayon des facteurs extérieurs, il y a : « Les facteurs de développement des sociétés européennes et chinoises que les Arabes n’ont pas vu venir. À partir du 10e siècle, des éléments objectifs et observables issus de la démographie, de l’agriculture, les relations sociales et politiques vont être autant de facteurs qui vont permettre à l’Europe de s’étendre. » Une extension qui sera d’abord militaire pour devenir ensuite commerciale.
Luttes intestines
Venons-en aux facteurs internes. Au 10e siècle surviennent les luttes idéologiques entre musulmans. « Au 10e siècle, ce qui a choqué les Musulmans, c’est qu’un matin, brutalement, ils se sont retrouvés avec trois califats : celui de Cordoue, celui de Mehdia (du Caire) et celui de Bagdad. Cela a été un choc dont on ne perçoit pas encore les conséquences. Moi, je pense et j’émets l’hypothèse qu’il s’agit là d’un des éléments qui a perturbé le mental des citoyens de cette époque-là. Et le mental est très important dans l’histoire des sociétés. »
Les facteurs de division politique relèvent également des facteurs internes. « Il y a eu des armées qui se sont combattues. Pourquoi ? Pour le leadership politique qui ne touchera pas l’unité religieuse. Ni l’unité commerciale. Ils vont tout faire pour préserver l’unité des moteurs de cet empire. Mais il y a aura tout de même des conséquences dont les effets se feront ressentir de manière lente. Puis il y a les conquêtes à l’intérieur du monde musulman, en l’occurence l‘Espagne musulmane, par des pouvoirs extérieurs. La Sicile et toutes les îles de la Méditerranée qui vont être récupérées dans le cadre de la Reconquista. » Autant d’éléments qui vont affaiblir le monde arabo-musulman de l’intérieur.
Épidémies, climat et famines
Sans oublier les catastrophes climatiques, les épidémies ou encore les famines. À titre d’exemple, en 1348, il y a eu la grande épidémie de « Peste noire ». « Elle touche l’Europe, le Maghreb et l’Égypte. Elle a des effets dévastateurs en Europe, en Égypte ou qu’au Maghreb. Mais les contextes et les conséquences engendrées par cette dernière sont différentes. Elle est survenue dans une Europe en plein essor. Et donc la catastrophe démographique y a été limitée. » Là où cette hécatombe démographique est survenue dans une Égypte et un Maghreb où la population était déjà exsangue à la base, « avec les luttes d’abord contre les Croisés, de 1099 à 1270, avec les luttes entre Fatimides orthodoxes et non orthodoxes et enfin avec les tentatives et les luttes désespérées des pouvoirs maghrébins en vue de préserver Al-Andalus. »
Autant d’éléments qui ont engendré une hémorragie conséquente sur le plan humain et qui auront eu raison de l’expansion et de l’essor de la civilisation arabo-musulmane.